« Les effets de l’emprise sont des effets de dépersonnalisation, de désubjectivation, de dévitalisation des corps et d'impossibilité de penser par soi-même. », explique l’anthropologue Pascale Jamoulle dans l’émission radiophonique de France Culture Esprit de justice consacrée au thème « L’énigme de l’emprise »[1]. Ce débat face à Jean-Pierre Jouglas, avocat, aborde diverses thématiques : l’emprise conjugale, professionnelle, sectaire, les mécanismes de l’emprise, de la déprise, la vie d’après, etc. Mais aussi le fameux déclic, celui que tout l’entourage de la personne sous emprise appelle de ses vœux, constatant très souvent l’inefficacité des questions (« Qu’attends-tu pour partir ? »), des conseils (« Fuis tant qu’il est temps ! »), des tentatives d’aide à la prise de conscience (« Ouvre les yeux, enfin, tu vois bien qu’il/elle te fait du mal ! »), des injonctions (« C’est lui/elle ou moi, maintenant il va falloir que tu choisisses. »), etc.
« Le fait de parler et d’avoir un interlocuteur, quelqu’un qui écoute, qui permet de mettre en mots, de mettre des mots sur ce qui s’est passé, de mettre les vrais mots sur ce qu’elles ont vécu, c’est le début et la condition pour toujours », avance Antoine Garapon, l’animateur du débat. Ce à quoi Me Jouglas apporte une précision : « Tout à fait, mais je crois aussi qu’il faut pouvoir parler à quelqu’un qui connaît le processus de l’emprise. Parce que parler à quelqu’un qui ne le connaît pas, ça n’apportera pas vraiment les réponses à la personne qui veut sortir. » Mme Jamoulle nuance, indiquant que toute parole peut laisser trace.
Ces deux positions, loin d’être opposées, me paraissent fondamentalement complémentaires : le réseau familial, amical, ET la rencontre avec un professionnel, sont des pierres émergeant du ruisseau puis du torrent de l’emprise qui emporte tout avec lui : estime de soi, confiance en soi, pouvoir d’agir, de penser par soi-même… Plus ces pierres émergées seront nombreuses et stables, plus la personne sous emprise pourra y poser ses pas et aura de chances de s’extirper d’un tourbillon où aucune place n’est laissée à sa personne.
Les trois types d’acteurs – l’individu concerné, le cercle de proches et le professionnel – devront, pour apporter un tant soit peu de lumière à cette sombre situation, déployer des trésors d’énergie et d’interactions pour que la victime accède au choix et à la possibilité de la déprise.
Le réseau amical, la famille, première main tendue pour s'extraire de l'emprise ?
L’emprise commence souvent par une mise à l’écart du cercle de proches, de la famille. C’est la phase d’isolement, comme nous le rappelle la professeure et psychiatre Liliane Daligand, également présidente de l’association de protection des femmes victimes de violences VIFFIL SOS Femmes[2]. « L’isolement se fait progressivement, avec la volonté d’un lien exclusif, d’un contrôle insidieux, s’accompagnant de la négation de l’autonomie, l’interdiction et/ou la surveillance des contacts avec les proches, la limitation des échanges, la surveillance des allées et venues pouvant aller jusqu’à l’enfermement, la limitation de l’accès au travail, aux études, au compte bancaire, le contrôle de l’information. »[3], résume-t-elle.
Dès lors, si l’option de laisser une porte toujours ouverte et une oreille à l’écoute semble évidemment préférable, encore faut-il que les amitiés et les liens familiaux soient suffisamment solides pour survivre aux assauts répétés et manipulations de l’« empriseur ».
Sachant que pour se défaire d’une relation d’emprise, les victimes (et souvent leurs enfants) effectuent en moyenne sept allers et retours avant le départ définitif[4], on imagine aisément la désespérance des proches, qu’ils soient impliqués de près ou de loin, observant impuissants ce cruel mouvement de balancier.
En colère ou simplement fatigués de n’être pas entendus, les amis, la famille, sans que l’on ne puisse le leur reprocher d’aucune manière, mettront parfois de la distance, puis peut-être un peu plus jour après jour, avant qu’enfin le fossé creusé ne finisse par se transformer en une douve protectrice du huis clos dans lequel évoluent la victime et son bourreau.
C’est pourquoi il est si capital que le réseau amical et familial, même mis à mal, même éprouvé, même désespéré, même mis à la porte, maintienne une relation – si ténue soit-elle – avec la personne sous emprise. Cette veilleuse, le moment venu, deviendra peut-être l’un des repères dans la nuit de l’individu qui cherche à se dégager de l’emprise. Elle ou il pourra ainsi, sous cette bienveillante lumière, se rapprocher d’un professionnel au côté duquel approfondir la réflexion et mener un travail de libération.
Le professionnel, pour une sortie durable de l'emprise
Le professionnel, ce peut être celui rencontré par hasard et par surprise, celui longuement sélectionné mais décevant, celui sciemment choisi répondant à l’attente, celui qu’une institution met à disposition, croisement de chemins.
Notamment, les psychologues sont de plus en plus nombreux à être présents au sein des commissariats de police et gendarmeries – une activité que nous permet d’explorer la psychologue spécialisée en psychotraumatologie Axelle Garnier de Saint-Sauveur par son article « La prise en charge psychologique en commissariat des victimes de violences conjugales »[5]. Pourquoi des psychologues dans les gendarmeries et commissariats de police ? L’auteure répond tout à fait efficacement à cette question : « Si la venue dans un service de police pour déposer plainte est une démarche qui interroge toujours la personne qui l’effectue, subir des violences conjugales constitue en soi, d’une manière ou d’une autre, à un niveau conscient ou inconscient, une entrave majeure à cette démarche qu’il convient d’accompagner au mieux. »
Dans le même objectif, une autre profession est en voie de développement : celle d’intervenant social en commissariats et gendarmerie. L’ISCG, employé par une collectivité ou par une association comme le Centre d’information sur le droit des femmes et des familles (CIDFF), est présent au commissariat de police ou à la gendarmerie et a pour mission « d'accompagner, d'évaluer la nature des besoins sociaux qui se révèlent à l'occasion de l'activité policière, de réaliser l'intervention de proximité, dans l'urgence si nécessaire, et de faciliter l'accès des personnes aux services sociaux et de droit commun concernés. »[6] Si policiers et gendarmes sont de plus en plus et de mieux en mieux formés au recueil d’informations relatives aux violences sexistes et sexuelles, l’intervention de l’ISCG, spécialiste en la matière et tout particulièrement en ce qui concerne les violences conjugales, est loin d’être superflue. Il se fait le relais et le facilitateur du dépôt de plainte, notamment dans les situations où la personne déposant plainte peut être fortement affaiblie physiquement et psychologiquement, pour les raisons évoquées ci-dessus.
Parfois, c’est aussi le conseiller conjugal et familial (CCF) qui détecte puis accompagne l’emprise ou la violence, par exemple dans le cadre de l’entretien préalable recommandé (obligatoire pour une mineure) en cas de demande d’interruption volontaire de grossesse (IVG). Car il arrive qu’une grossesse soit l’occasion pour une femme enceinte de prendre conscience qu’un (autre) enfant ne doit pas subir ce qu’elle-même subit déjà. Cet entretien peut avoir lieu en centre de santé sexuelle (CSS, ex-centre de planification et d’éducation familiale) qui dépend de l’hôpital, au sein d’une association employant des CCF (CIDFF, Planning familial ou autre), ou encore en cabinet libéral.
Quel que soit le professionnel et son lieu d’activité, s’il est formé à l’écoute et connaît le cycle de la violence, il sera d’une aide précieuse par son œil extérieur et sa capacité à accompagner la prise de conscience.
Les outils de la déprise, à ne pas néglier
Des outils existent pour cela, utilisables par toute personne concernée d’une façon ou d’une autre par une situation de violence conjugale.
Parmi ceux-ci, le violentomètre, très bien construit et factuel, qui permet de se situer et de situer son couple dans son niveau de violence quotidienne.
Au 3919, numéro anonyme et gratuit Violence femme info qui n’apparaît pas sur les décomptes de factures téléphoniques, ce sont des professionnels qui proposent écoute et orientation sur le sujet des violences faites aux femmes.
Le site Arrêtons les violences est à la fois une mine d’informations et un relai entre les victimes, témoins et professionnels, et les associations de prévention et de lutte contre les violences sexistes et sexuelles. On peut en outre y déposer un signalement.
Il va de soi que la prise de parole au sujet de violences ou d’emprise ne permet jamais de mettre fin immédiatement à cette situation. Il s’agit d’un premier pas, difficile mais indispensable sur le chemin de la sortie de l’emprise et du cycle des violences.
Ensuite, la route sera sans doute encore longue. Dans un article à venir, je me propose de réfléchir à nouveau sur cette thématique si vaste de l’emprise/déprise, cette fois-ci pour aborder la question de l’après, ou comment redevenir actrice ou acteur de sa vie. À bientôt !
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[1] JAMOULLE, Pascale. L’énigme de l’emprise. In : Esprit de justice [en ligne], mp3. Paris, France : 13 septembre 2023. [Consulté le 13 novembre 2023]. Disponible à l’adresse : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/esprit-de-justice/l-enigme-de-l-emprise-1748700.
[2] Violences Intra Familiales Femmes Informations Liberté SOS Femmes « accueille dans la réalité matérielle, sociale et psychique celles et ceux qui s’y confient. Il ne s’agit pas d’un foyer d’assistance, mais d’un lieu d’élaboration et de renaissance. » (plus d’informations sur https://www.viffil.com/).
[3] DALIGAND, Liliane. Emprise dans les violences conjugales et la maltraitance infantile. Journal du droit de la santé et de l’assurance maladie (JDSAM) [en ligne]. 2021/3 (n° 30), p. 49-52. [Consulté le 15 novembre 2023]. Disponible à l’adresse : https://www.cairn.info/revue-journal-du-droit-de-la-sante-et-de-l-assurance-maladie-2021-3-page-49.htm.
[4] LE PARISIEN, 2023. Violences conjugales : une aide d’urgence pour les victimes dès le 1er décembre. In : Le Parisien [en ligne]. 20 novembre 2023. [Consulté le 25 novembre 2023.] Disponible à l’adresse : https://www.leparisien.fr/societe/violences-conjugales-une-aide-durgence-pour-les-victimes-des-le-1er-decembre-20-11-2023-YIYYRWELR5CILKFWME6UY5MZP4.php.
[5] GARNIER DE SAINT SAUVEUR, Axelle. La prise en charge psychologique en commissariat des victimes de violences conjugales. In : Psychologues et Psychologies [en ligne], 2021/4 (N° 274), p. 20-25. [Consulté le 19 novembre 2023]. Disponible à l’adresse : https://www.cairn.info/revue-psychologues-et-psychologies-2021-4-page-20.htm.
[6] MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR ET DES OUTRE-MERS, 2023. Intervenants sociaux en commissariats et gendarmeries : la reconnaissance d'un vrai métier au service des victimes de violences conjugales [en ligne]. [Consulté le 24 novembre 2023.] Disponible à l’adresse : https://www.interieur.gouv.fr/actualites/communiques-de-presse/intervenants-sociaux-en-commissariats-et-gendarmeries.
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